La mémoire dans la peau

Publié le par Run

On sous estime souvent les blessures d'un peuple, car on voit ça de loin, de part le prisme des livres, des films, des infos, des articles de presse. Mais en réalité, la blessure de la chair est celle qui affecte la mémoire, et cela se transmet à chaque génération, par les réunions de famille, les repas, le vécu quoi. J'étais assis  dans l'avion qui me menait à Chypre sur le siège du milieu. Cela ne m'arrive jamais car je ne prends que le couloir pour étirer les longues jambes. Mais là j'ai oublié. Donc à ma droite un jeune échevelé, et à ma gauche une jeune retraitée.

1. Là qu'est mon bureau ces jours-ci, en pleine forêt, face au mont Macheras

1. Là qu'est mon bureau ces jours-ci, en pleine forêt, face au mont Macheras

A ma droite, côté couloir, l'échevelé réalisateur de films. Son premier long métrage sort en salle en avril (oublié de lui demander le titre), mais il vient à Chypre pour un tournoi de poker, ce qui n' a rien à voir. Il était super motivé mais n'espérait pas gagner, juste avoir du fun. Cela se passe à Nicosie, la fameuse capitale coupée en deux. Mais lui n'en savait rien, et n'avait jamais entendu parlé du conflit turco-grec, et de la scission de l'île en deux. Je lui ai dit qu'on pouvait traverser cette frontière facilement avec une carte d'identité, et il ira sûrement par curiosité. C'est aussi ça la fougue de la jeunesse. On s'est quittés sans se dire au revoir.

2. Le mont Macheras au petit matin

2. Le mont Macheras au petit matin

A ma gauche, côté fenêtre, il y avait cette petite femme, à la parole facile. Née à Brno en Tchéquie fin des années 50, elle a suivi ses parents qui ont  fui les russes, et ont attéri à Chypre, car sa mère est chypriote. Mais voilà qu'en 1974, c'est le drame, les turcs assassinent les grecs, et surement que les grecs font pareil, et les virent de chez eux. C'est l'exil pour sa famille; qui se retrouve de l'autre côté d'une frontière où tout est à reconstruire. Elle décide alors de partir en France pour étudier, et elle vit à Gien, près d'Orléans. Elle est retraitée, et revient voir ses parents à Nicosie. Mais pour elle, aller côté turc est inconcevable, car le poids de la mémoire ensanglantée est insurmontable. Elle m'a quand même avoué y être allée une fois, sous la pression d'amis français qui l'ont presque tiré de force. Elle le regrette. Elle a des mots posés qui montrent que 50 ans plus tard, la cicatrice est toujours ouverte. C'est ça la vie. On porte chacun de nous le poids d'une histoire familiale dont on est pas responsable, mais elle vous accapare, vous enveloppe et parfois vous oppresse. Elle est certes plus prégnante quand on est issue de familles migrantes, car il y a le sentiment de déracinement qui est une chose très particulière. C'est donc peut être pour cela que je me suis senti plus proche de ma voisine que de mon voisin. Chacun a les cartes de sa vie en main, à chacun de tenter d'en faire, ou non, une quinte de flush royale. Bon vendredi 13 à tous.

So far, so good

3. Les rûches colorées font vraiment leur effet, et qui sait, peut être que les abeilles vont prendre leur pollen côté turc et reviennent ici pour faire du miel chypriote?

3. Les rûches colorées font vraiment leur effet, et qui sait, peut être que les abeilles vont prendre leur pollen côté turc et reviennent ici pour faire du miel chypriote?

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J
J'adore ces jolies ruches, les abeilles n'ont pas de frontières :) quelles races d'abeilles sont utilisées du côté de Chypre ? J'imagine qu'il doit s'y trouver vespa orientalis , et quid de crabro et velutina ? Bon séjour !
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X
C'est très vrai ça, ce passé dont on n'est pas responsable et qui pèse, parfois... Alors :<br /> <br /> "La vie ne vaut rien, rien<br /> La vie ne vaut rien<br /> Mais moi quand je tiens, tiens<br /> Mais moi quand je tiens<br /> Là dans mes deux mains éblouies<br /> Les deux jolis petits seins de mon amie<br /> Là je dis rien, rien, rien<br /> Rien ne vaut la vie"<br /> <br /> Ou encore, la perspective d'une salade grecque dimanche soir avec un ami.
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P
Cela dépasse même le cadre familial, Carl Jung parle d'inconscient collectif, une mémoire collective, spatio-temporelle et linguistique, à plusieurs dimensions. Dire que les hommes se foutent dessus pour des constructions mentales et des lignes de séparations imaginaires. Bon séjour :)
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F
Oh que oui ! il y a et aura toujours ce sentiment diffus de déracinement lorsqu'on est issu d'une famille migrante.<br /> Même sans l'avoir vécu, nous le portons dans notre ADN....<br /> C'est ainsi<br /> Bon Vendredi 13 également Cugino Mio !!!!
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