La reine des neiges

Il fait froid, voire même très froid à 6h du matin, et d'ailleurs il fait nuit. De même, à 16h, entre septembre et janvier. Le chemin entre Phadking et Lukla en 2003 n'était pas celui de maintenant, moins parcouru car moins de tourisme, et donc moins d'escaliers et plus de cailloux. Un aller durait entre 2 et 3h, et il fallait arriver à l'heure, du moins le matin. En 2003, Yangji avait 14 ans, et elle faisait ce trajet chaque jour que l'école ouvrait, et d'ailleurs même quand elle n'ouvrait pas, mais ça elle ne le savait pas avant d'arriver devant le pas de la porte. Elle aura tenu quatre mois, et elle comptait chaque jour qui passait. En 2003, elle n'avait pas de frontale et pourtant elle connaissait tous les virages de ce maudit chemin. Un jour, elle a dit stop à ses parents, stop au maître d'école, car trop c'est trop, surtout à 14 ans. Yangji arrêta l'école du jour au lendemain vers 15 ans, et se mis à vendre des légumes dans les villages de la vallée du Khumbu. Fini les brimades, les coups de baguette du prof intransigeant et violent, car les devoirs n'étaient pas faits. Mais comment faire des devoirs en arrivant fatiguée le soir chez soi et en repartant à l'aube, sachant que le jardin avait aussi besoin d'elle? Encore aujourd'hui, adulte, maman, reconnue dans son métier, cheffe d'entreprise, parlant 4 langues, elle en a des cauchemars la nuit.

Derrière ce petit bout de femme, pas plus haute que la moyenne des sherpas, se cache un caractère forgé à l'école de la vie, et un sourire aussi puissant que le soleil de l'Himalaya. Seule fille d'une fratrie de 4, elle est aussi la seule à avoir foulé l'Everest en 2018 dans une expédition plaidant la cause des femmes népalaises. Comme elle le dit "Devant la détresse rencontrée par les femmes népalaises qui s’engagent en nombre pour aller travailler dans les pays étrangers d’où elles reviennent parfois désespérées, nous avons décidé d’organiser une expédition féminine vers le sommet de l’Everest pour montrer aux femmes qu’elles peuvent accomplir des grandes choses dans leur pays. Les femmes elles ont aussi leur place au côté des hommes dans la promotion du tourisme au Népal." Tout est dit.

Un jour, son chemin a croisé celui d'un prof d'anglais d'Annecy, qu'elle appelle son "papa de coeur",  et qui a crû en elle. Il l'a faite venir en France. Durant 1 an, elle a appris la langue, mais aussi s'est formée en informatique, a fait la cuisinière en refuge, bref elle a posé les bases de son métier de guide. A son retour au Népal, grâce aux sponsors, son projet d'Everest au féminin se concrétise. Le Dauphiné libéré en parle (https://www.ledauphine.com/haute-savoie/2018/06/09/un-peu-d-annecy-au-sommet-de-l-everest). Faire l'Everest pour un-e sherpa est presque un passage obligé. La surenchère peut aussi prendre le dessus. Durant notre périple, nous avons dormi dans des "lodges" (maison familiale transformée en refuge de montagne, souvent en y ajoutant des préfabriqués contenant des chambres pour deux), où le proprio avait fait 4, 8, et même 14 fois l'Everest (le record du monde est à 21 fois). Les diplômes sont sur les murs. Ce ne sont que des hommes, et souvent ils ne paient pas de mine. On les voit autour de leur poêle avec leur gamins, ils sont simples, avenants, souriants. Bref, ils ne se la pètent pas comme celui qui aurait fait l'ascension du Pic Saint Loup en tong et de nuit.

Mais moi, je ne savais rien de tout ça quand au sortir de l'aéroport de Katmandou, je foulais le sol népalais, et que ce petit brin de femme m'a attaché une écharpe blanche de bienvenue autour du cou.

Ce que je sais d'elle maintenant, c'est grâce à ces moments d'intimité durant 15j, les regards, les discussions, les tapes sur l'épaule et surtout les rires que nous avons échangés. Ah ça, on a bien ri avec Yangji, car elle a un sens de l'humour déconcertant. Elle a su jauger notre Team, l'amitié qui nous tenait, les inside blagues qu'on se faisait, oui, elle a tout saisi, et a su remettre chacun à sa place avec une pique bien placée, et ce au moment opportun. Il ne lui a pas fallu longtemps. D'ailleurs, ça nous a fait bizarre de voir cette répartie si ciselée. Cela prouvait aussi son excellent niveau de français. A ce moment là, on s'est tous dit: "voilà exactement ce que l'on était venu chercher, professionnalisme, humour et partage". Elles n'avait pas eu de groupes depuis 4 ans, et nous voilà la fleur au fusil à l'automne 2022. Tout a commencé quand Ludo l'a croisée au festival de films de montagne "Le grand bivouac" à Annecy au printemps 2019. On avait cette piste alors pour notre trek. C'était une agence francophone , Rêve de Népal. Elle a choisi 4 porteurs, son frère, sa belle soeur, et deux voisins agriculteurs de son village, Phadking. On a été convaincus, et aucun regret n'a pointé. Yangji a organisé, les trajets en 4x4, les vols internes, les résas de lodges, tous nos repas, les permis d'entrée au parc, bref tout. Et nous, pour une fois dans nos vies, on s'est laissés prendre par la main. Surtout, on sait surtout que derrière nous, on laisse de l'argent qui a ruisselé sur chacun des membres de son équipe, et ce, de façon équitable. On laisse aussi derrière nous, des souvenirs, pas de ces souvenirs qui sortent tout droit des pochettes surprises des organisateurs de trek X ou Y, mais du vrai, du tangible, ancré dans le réel.

Chacun d'entre nous en sait un peu sur sa vie, elle sur les nôtres. Mais on en dira pas plus ici, car c'est à vous d'y aller à présent, de rencontrer Yangji et partir sur les chemins avec elle. On espère bien sur qu'elle reviendra en France, et elle sait déjà qu'elle a 6 nouveaux pieds-à-terre, où elle sera accueillie les bras ouverts. Un juste retour des choses.

So far, so good